L'HIVER 1708/1709 vu par le curé de Crouy

Cette année 1709, l'hyver et la gelée furent si rudes que tous les blés furent gelés, tellement qu'on [ne] recueillys pas une gerbe cette année; dès le temps des semailles de l'année précédente, la gelée fut si forte qu'on fut obligé de cesser de semer; la gelée diminua lors et on continua de semer; la gelée ne fut pas plus rude qu'à l'ordinaire des autres années, jusqu'au 12 de janvier de l'année 1709, tellement que la nuit du 12 au 13 de janvier, à minuit, il pleuvoit encor à force; elle fut si rude, que le lendemain, jour de l'invention de saint Firmin, notre patron, nous fumes obligé de dire matines et la messe basse; cette gelée continua ainsi de plu rude en plus rude, jusqu'à my avril; la terre étoit couverte de nèges de la hauteur de trois pieds, et, dans les valées, de six à sept, avec un vent de nord très glacial, qui dura pendant deux mois; on ne pouvoit pas supporter cet air glacial. La rivière de Somme estoit glacée des deux costés de plus de dix pieds de large; il n'y avoit qu'un coulant dans le mileu, qui ne l'estoit pas; et même au-dessus d'Amiens et au-dessous, elle estoit gelée partout, tellement qu'on passoit par dessus avec des charois.

Quand la gelée fut finie, chacun alla voir dans son champ et on voioit une petite herbe qui avoir la forme de blé naître; on espéroit que c'estoit des rejettons des racines des blés qui naissoient; en quoy on s'est trompé; on fut obligé de semer des pamelles (= paumelles: sorte d'orge dite orge à deux rangs), tant dans la place des blés que dans les jachères, et la pamelle, qui ne coustoit auparavant que huit à neuf s. (sols) le boësseau, mesure d'Airaine, a valus jusqu'à cent s., et même plus, dans le temps des semailles, encor estoit-elle fort rare; il n'y eut que les plus riches et les plus intrigant qui en purent avoir; mais en récompense, on n'en mettoit que trois ou quatre boësseau pour semer un journal ou arpent; et cependant, par un miracle particulier et divin, il en est venus cette année là une telle abondance qu'un journal en produisoit jusqu'à deux cent-cinquante jerbes, et les plus forts trois cens, elle portoit jusqu'à trois ou quatre pieds de hauteur, et chaque jerbe produisoit pour le moins un boësseau, et les meilleures boësseau et demy, mesure d'Airaine, tellement qu'après la récolte, elle ne valoit plus que quinze s. le boësseau. Les plus intrigants et malins, en apportant leur pamelle dans leur grange, la batoient sans délier leurs jerbes et la vendoient trente s. le boësseau, et un mois après, elle ne valoit plus que quinze s.

Chacun, cette année, a vécu de grain de pamelle, et on en faisoit du pain aussy bon que du meilleur blé de froment. Il n'y a eu que les moines et gros seigneurs qui mangeoient du pain de blé.
Ceux qui avoient du blé et de la pamelle se sont enrichis. Le blé valoit dix à douze l. le septier d'Amiens, avant la récolte des pamelles, encor n'en pouvoit-on pas trouver pour son argent. Je laisse à penser combien les moineries, qui gardent facilement leurs blés, se sont enrichis, et, malgré qu'ils en eussent leurs greniers remplis, ils n'en vouloient pas vendre, espérant que la famine viendroit; mais ils furent bien trompés; dans le temps des semailles des blés, il valoit encor dix l. le septier, mesure d'Amiens, mais en l'année 1710, la dépouille fut si ample en blé qu'il ne valoit plus que quarante à cinquante s. le septier d'Amiens, et la pamelle dix s. le boësseau. Le pain de blé, dans cette année valait 4 l.
(livres), 10 s., huit livres pesant.

La plupart des petits ménagers mangeoient jusqu'à du pain d'avoine, et ceux qui avoient du blé en mangeoient la moitié de leur sou. C'étoit une cruelle misère parmy la populasse, et les riches ont remplis leurs cofres d'argent. Le Roy, cette année, a fait une ordonnance pour le soulagement des pauvres qui mouroient de faim et de misère, et a ordonné qu'on taxeroit les biens des paroisses pour le soulagement des pauvres, à proportionb qu'il y en auroit, pour leur donner chacun une livre de pain par jour. L'abbaye du Gard fut taxée pour nos pauvres à soixante l., et Monseigneur le duc d'Havré, seigneur de Crouy, à pareille somme.
Dom Delard, d'heureuse mémoire et fort charitable, outre cette taxe, a bien voulu gratifier nos pauvres de 40 à 50 livres de bon pain de blé par chacune semaine jusqu'à la récolte des pamelles, tellement que, par la grâce de Dieu et les grandes charités du bon religieux et prieur dom Jean Delard, pour lors prieur de ladite abbaye, les pauvres de cette paroisse n'ont pas eu faim ny misère, car, outre cetteb aumône il faisoit donner encor trois fois la semaine l'aumône à la porte de l'abbaye; chacun une bonne livre de pain.
Ce bon prieur a été bien pleuré et regretté d'un chacun; que le Seigneur luy donne la récompense de ses aumônes dans le ciel. Dom François le Roy, pour lors cellerier, aussy d'heureuse mémoire, a fort secondé en charité la bonne volonté de dom Delard, son prieur.

Cette année 1709, la terre a esté gelée jusqu'à cincq à six pieds de profondeur; tous les noyers et plusieurs arbres à fruits sont morts, et même les vignes ont beaucoup soufert, et même la plupart ont esté gelées. On a semé après l'aoust du blé de l'année précédente, et même en abondance, et que trop, car la plupart ont été versé; il ne valoit plus que 3 l. le septier après la moisson, et encor le meilleur.
Ce bon prieur du Gard appelé Jean Delard, qu'on pouvoit avec vérité appeler le père des pauvres, cujus mémoria in benedictione est, similem illum fecit in gloria sanctorum, est mort en ladite abbaye le (blanc), regretté et pleuré nonseulement de ses religieux, mais, au surplus, d'un chacun et surtout des pauvres, est mort en laditte abbaye, et fut enterré dans leur chapitre, au milieu, sous le lutrain, après trente-deux ans de prieuré dans la même maison. On peut bien aussy l'appeler le restaurateur de ladite abbaye, car, lorsqu'il arriva en cette maison le 19 d'avril 1707, elle tomboit en ruine et estoit fort pauvre et fort en dettes; il a raccommodé non seulement et décoré leur église, mais encor a rétablis le monastère, y a beaucoup fait bâtir, a laissé cette maison en bon estat et fort riche, quoyque les religieux y aient vécus avec honneur; il a fait comme un autre Joseph en Egipte, pour ses aumônes et bienfaits.

Requiescat in





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